Comme d'habitude, j'étais restée à la bibliothèque jusqu'à la fermeture. J'y avais passé une bonne partie de la journée et pourtant j'avais l'impression de ne pas avoir beaucoup avancé sur mes travaux. J'avais tout simplement perdu la notion du temps, bien trop absorbée par mes devoirs. Lorsque j'ai enfin relevé la tête, j'ai été étonnée de voir qu'il faisait presque noir. L'été n'était plus qu'un souvenir et les jours commençaient à raccourcir. J'ai fini par m'accorder quelques minutes de pause, prendre un café à la machine et fumer une clope, avant de retourner travailler. Déjà, les surveillants faisaient le tour dans les rayons pour y déloger les derniers intrus, intrus dont je faisais encore partie. Alors, j'avais rangé mes affaires et j'étais partie. De toute façon, je n'avais pas intérêt à trop traîner, car j'avais cours le lendemain. Pour une fois, je voulais rentrer tôt et aller me coucher. Je n'avais même pas le courage de me faire à manger, tout ce que je voulais, c'était dormir, recharger les batteries après une dure journée de labeur. En sortant de la bibliothèque, j'avais glissé mes écouteurs dans mes oreilles. C'était encore le seul moyen que j'avais de ne pas me faire emmerder pendant le trajet. J'avais monté le son et je m'étais mise en route, non sans presser le pas pour ne pas trop traîner. Au bout d'un certain temps, je commençai à avoir mal dans les jambes. C'était tout d'abord une douleur sourde, puis diffuse, qui se répercutait désagréablement jusque dans mes os, témoignant de mes difficultés à me déplacer depuis mon accident de voiture quelques années auparavant. Pourtant, je refusais de faire mes trajets courants en voiture, ou même emprunter les transports en commun. J'essayais de garder l'habitude de marcher pour me rendre d'un point A à un point B, sauf quand je ne pouvais pas faire autrement. C'était nécessaire, ne serait-ce que pour ne pas m'ankyloser en restant inactive. Avec un peu de chance, je pourrai bientôt me remettre à la course. Bientôt. C'était mon objectif à court terme, de reprendre un minimum d'activité sportive. Le sport, c'était ma raison d'être, je me sentais démunie depuis que je n'en faisais plus, depuis qu'on m'avait dit que plus jamais je ne monterai sur une poutre.
Pourtant, d'avoir suivi un peu les jeux paralympiques cet été m'a donné des idées. En l'espace d'un instant, je m'étais vue à la place de ces athlètes qui étaient admirables en tous points en ce qu'ils personnifiaient le dépassement de soi, le mental d'acier qui était propre aux champions. Jadis, cela avait été mon cas également mais maintenant...je n'étais même pas sûre d'en être encore capable. Il était indéniable que j'avais perdu une bonne partie de ma capacité physique. Je ne pouvais même plus marcher sur de longues distances sans éprouver une douleur intense à chaque pas. Certains mouvements de la vie quotidienne étaient devenus pénibles, alors, de là à reprendre le sport de haut niveau...je n'osais même pas en rêver. Pourtant, ça me faisait
envie, je ressentais une certaine forme de fébrilité lorsque j'y pensais, comme si j'avais trouvé un nouveau sens à ma vie. C'était alors le moment de retenir son souffle. Avais-je vraiment le droit à cette nouvelle vie, de renaître de mes cendres telle un phénix, de repartir de zéro ? Beaucoup auraient vu en mon amnésie une occasion de prendre un nouveau départ, mais j'avais cette fâcheuse tendance à rester accrochée au passé comme à un rafiot de fortune, comme si ressasser des événements passés allait suffire à occulter le fait que droit devant, rien ne m'attendait, mon existence était vide, vide de sens. Un frisson me dévala l'échine. J'avais dépassé le stade du déni il y a bien longtemps, aujourd'hui, il y avait cette terreur insidieuse, presque viscérale de n'être plus rien du tout, de disparaître pour de bon, comme si je n'avais jamais existé. C'était une pensée qui me hantait par intermittence. Je ne saurais pas dire comment ça m'est venu, je me suis juste réveillée un matin, avec la peur au ventre, parce que mon rêve me paraissait bien trop réel pour être relégué dans les tréfonds de ma mémoire avec la plus grande indifférence. Depuis, je n'étais plus sûre de rien et je détestais cette sensation de me sentir vulnérable, pleine de doutes tout simplement parce que ça ne me ressemblait pas. Je ne faisais pas partie de ces sempiternels indécis qui ne savaient pas ce qu'ils voulaient ni où ils allaient, je n'étais pas du genre à tergiverser pendant trois plombes, je n'étais pas du genre à avoir
peur. Pourtant, c'était cette même peur qui me bouffait les entrailles et qui montait crescendo. Mon souffle était devenu saccadé, mon cœur s'accélérait dans ma poitrine. Inconsciemment, je m'étais mise à accélérer le pas, pour rentrer plus vite chez moi. Je ne m'étais même pas aperçue que ma musique s'était arrêtée toute seule avant de plonger ma main dans la poche de mon blouson et d'en extirper mon téléphone portable, sur lequel étaient branchés mes écouteurs. Je laissai échapper un juron quand je vis que l'appareil s'était arrêté parce qu'il n'avait plus de batterie. J'étais tellement occupée à pester contre mon téléphone que je ne vis pas la personne qui arrivait en face. Ce qui devait arriver arriva : je la percutai presque de plein fouet.
«
Pardon ! » m'écriai-je d'une voix presque étranglée, tandis que j'essayais de retrouver mon équilibre pour ne pas vaciller. «
Je...Je ne vous avais pas vu. »
Bon dieu, je détestais ce tremblement pathétique dans ma propre voix, que je ne reconnaissais même plus. Je crois bien qu'à ma place, n'importe qui aurait été exaspéré de m'entendre balbutier ainsi. Mon regard se posa alors sur l'inconnu que je venais de bousculer. Je fronçai les sourcils. Mon cerveau avait enregistré un détail dérangeant et il était désormais en train de l'analyser. Je me trompais sûrement, mais j'avais déjà vu ce type quelque part, seulement, avec ma mémoire défaillante il était impossible de mettre un nom sur ce visage. D'ailleurs, il semblait aussi surpris que moi de me voir.
«
On se connaît, non ? » l'alpaguai-je sans aucune gêne, tandis que je sentais une nouvelle fois la
peur s'insinuer dans mes veines, ce qui me donna la chair de poule. «
J'ai l'impression...de vous connaître. »
Bien qu'il semblait jeune, je ne pouvais m'empêcher de le vouvoyer, ne serait-ce que pour mettre une certaine distance entre nous. Je détestais ces gens qui se montraient trop familiers envers les inconnus, généralement, je ne me privais pas pour les remettre à leur place. Il faut dire que je n'étais pas quelqu'un de très liant, en vérité, je pouvais même paraître carrément antipathique mais peu importe, je n'étais pas là pour faire joli, ni pour inspirer la sympathie, je voulais juste savoir d'où me venait l'impression de connaître ce type parce que j'avais cette impression qui refusait de me quitter, et je voulais en avoir le cœur net.